Abdul Joshua Ruzibiza, est longtemps resté cet homme en uniforme posant gentiment devant une bucolique photo alpestre. Cette image un peu ridicule a fait le tour des sites web des nostalgiques de Juvénal Habyarimana du monde entier. Car ce militaire qui avait rejoint la guérilla du FPR et terminé la guerre en juillet 1994 comme simple sergent-infirmier, prétendait avoir été «infiltré» dans Kigali en février 1994 en tant que membre d’un commando d’élite « le network commando » pour participer à l’organisation de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. Il s’est trouvé des personnes, pour l’aider à écrire un livre, racontant son aventure, cela donnera «Rwanda : l'histoire secrète». Que cet homme, dont toute la famille a été exterminée par les extrémistes Hutu, ne s’attarde pas sur le génocide des Tutsi, qu’il prétende qu'un imaginaire « génocide des Hutu » est l’événement le plus important de 1994, qu’il déclare que ce sont des Tutsi déguisés en Interahamwe qui ont organisé le génocide des Tutsi, tout cela n’a pas fait bronché ses «ghostwriters». Après la publication de son livre, Ruzibiza est devenu une icône dans les milieux négationnistes du génocide des Tutsi.
Ruzibiza lorsqu’il vivait au Rwanda était déjà perturbé mentalement, sans doute après le choc psychologique qu'il a subi après la perte de la totalité de sa famille dans le génocide des Tutsi, il a fait plusieurs séjours au centre psychiatrique de Ndera. Il a également eu des problèmes avec la justice de son pays, et à sa sortie de prison où il a passé un an pour détournement de fonds, il s'est enfui en Ouganda. C’était en février 2001.
Deux ans plus tard, les militaires français de l’Opération Artémis au Congo installaient à l’aéroport d'Entebbe en Ouganda, une base logistique. Très vite Ruzibiza prend contact avec des Français. On le prend au sérieux lorsqu’il raconte son histoire de «network commando». On le chouchoute, on le dorlote et, surtout, on l’écoute. Miracle, on lui promet un visa, un billet pour Paris et l’asile politique en Norvège, un des pays les plus riches du monde qui assure des conditions exceptionnelles pour les réfugiés. Alors il parle, il relate dans les moindres détails toute l'organisation de l'attentat, il associe même dans son récit un copain de régiment, Emmanuel Ruzigana, désireux comme lui de voir du pays. Le juge Bruguière lui donnera le rôle de «chargé de la protection du site de tir de missiles depuis la colline de Masaka» dans le «Network commando», il a lui aussi obtenu des autorités françaises le package France-Norvège. Emmanuel Ruzigana se rétractera le 30 novembre 2006 dans un courrier adressé au Juge Bruguière. Bien entendu, Abdul Joshua Ruzibiza se contredit sans cesse, son histoire est truffée de faits complètement invraisemblables pour qui connaît un peu le Rwanda. En premier lieu, l'impossibilité pour un homme comme lui (inconnu du cercle restreint du pouvoir militaire du FPR, composé essentiellement de Rwandais venus d'Ouganda) d'avoir été admis de près ou de loin dans des opérations ultra-secrètes, mais les enquêteurs français ignorent tout du Rwanda. La journaliste Colette Braeckman, spécialiste de l'Afrique centrale qui l’a rencontré au même moment en Ouganda est tout de suite convaincue, elle, que Ruzibiza n’est pas crédible (Le Soir, 11 mars 2004).
Les policiers français, dont un certain Pierre Payebien auraient envoyé les déclarations de Ruzibiza au Juge Bruguière qui, comme son disciple Pierre Péan, dédaigne tellement l’Afrique, les Rwandais et leur histoire qu’il ne prend même pas la peine d’enquêter et de vérifier le témoignage de Ruzibiza, devenu désormais son «témoin-clé». Après tout l’histoire du Rwanda c’est simple, ce sont des sauvages qui s’entretuent, non ?
Les quelques journalistes spécialistes du Rwanda sont eux très sceptiques. A l’exception de Stephen Smith qui écrit dans Le Monde du 10 mars 2004 : « Le témoignage d'un ancien membre du "network commando", le capitaine Vénuste Josué Abdul Ruzibiza, est au cœur de l'enquête de la justice française corroborant diverses dépositions plus fragmentaires, ce récit détaillé rend toute sa cohérence à un acte terroriste, aussi décisif pour la prise de pouvoir du FPR que funeste pour les "Tutsis de l'intérieur". […] Appartenant au groupe 1 du "network commando", Abdul Ruzibiza dit avoir effectué les repérages pour l'attentat».
Quant aux Rwandais, ils sont unanimes pour penser que même si le FPR avait organisé un attentat contre Habyarimana, il y avait autant de chance pour Ruzibiza de faire partie d’un hypothétique «network commando» d’élite, que d'être nommé chef d’état major de l’armée rwandaise. Les opposants rwandais au gouvernement du Rwanda, le savent également, mais ils ne font pas la fine bouche et tout comme ils ont utilisé Antoine Nyetera le «Tutsi-de-la-famille-royale-qui-nie-le-génocide», ils ont accueilli à bras ouverts Abdul Joshua Ruzibiza, «le-transfuge-du FPR-qui-a-participé-à-l’attentat-contre-Habyarimana».
Le 12 novembre 2008, Ruzibiza a accordé une interview à Contact FM, une radio rwandaise proche du pouvoir. Il vient de déclarer qu’il a tout inventé à 100%, dans son livre et devant les juges, pour, dit-il, tester jusqu’où pouvait aller la haine des Français contre le Rwanda et les Tutsi [1] et parce qu’il avait un différend avec le FPR, il ne peut pas s’empêcher d’ajouter une nouvelle «révélation» : ce serait les FDLR qui l’auraient mis en contact avec les Français en Ouganda. Et les journalistes de Contact FM de noter religieusement ce que dit Ruzibiza comme des dévots noteraient les révélations de Bernadette Soubirous. On peut déjà lire dans The New Times du 13 novembre [2] le nouveau scoop : la France est de connivence avec les FDLR, la preuve ? Ruzibiza l’a dit. Restons sérieux. La seule chose que prouve cette interview, c’est ce qu’on savait déjà, à savoir que Abdul Joshua Ruzibiza est un mythomane qui a été utilisé. Mais il est absurde d’essayer de prendre au sérieux ses « nouvelles révélations ».
Ruzibiza a ajouté qu’il est prêt à supporter toutes les conséquences de son mensonge. C’est préférable, car le Procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda, pourrait l’inculper pour « outrage au Tribunal », suivant l’article 77 du règlement de procédure et de preuve «le Tribunal peut déclarer coupable d’outrage les personnes qui entravent délibérément et sciemment le cours de la justice ». Abdul Joshua Ruzibiza avait témoigné les 9 et 10 mars 2006 pour la défense des militaires Bagosora, Kabiligi, Ntabakuze et Nsengiyumva dans l’affaire Bagosora et consorts ICTR-98-41-T, il avait raconté devant le TPIR ce qu’il dit être aujourd’hui un mensonge monté de toute pièce. S’il est déclaré responsable pénalement (nul doute qu’il devra subir un examen psychiatrique) il encourt une peine de 5 ans d'emprisonnement ou une amende de 10 000 $ ou les deux.
Reste le livre, « Rwanda : l'histoire secrète » dont les collectionneurs de curiosité ne vont pas tarder à s’arracher les derniers exemplaires. Aujourd’hui on ne peut que conclure à l’option numéro 1 offerte par André Guichaoua et Stephen Smith dans leur article «Rwanda : une difficile vérité» paru dans le journal Libération, du 13 janvier 2006 :
De deux choses l'une : soit ce récit est une affabulation révisionniste, et il mériterait d'être dénoncé comme tel (en même temps que les deux chercheurs spécialistes du Rwanda qui l'ont cautionné) [3] ; soit le livre du lieutenant Ruzibiza vient corroborer tout un faisceau d'indices et de témoignages concordants et alors il devrait aussi porter à conséquence.
Version française de l'interview de Abdul Joshua Ruzibiza sur Contact FM:
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Interview de Abdul Joshua Ruzibiza par Christophe Ayad
(Libération, 18/11/2008)
(Libération, 18/11/2008)
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Lire également : "Rwanda, les mauvais procès du génocide", Christophe Ayad, Libération, 19 novembre 2008, "L'enquête à la machette du juge Bruguière", Sylvie Coma, Charlie Hebdo, 26 novembre 2008 et "Rwanda: l'homme qui en disait trop" Le Nouvel Observateur, 12 mars 2009.
[2] [Ruzibiza] reveals French connection with FDLR..
[3] André Guichaoua, lui-même (!) et Claudine Vidal